The Crowd
Décidément, le calibre de la catégorie ‘Meilleur film artistique’ de la première édition des Oscars était très élevé. Après le petit bijou d’expressionnisme allemand Sunrise: A Song of Two Humans et le documentaire sensationnaliste Chang: A Drama of the Wilderness, voici que King Vidor réalise l’un des plus grands films de l’histoire ayant pour sujet l’identité américaine : The Crowd. Le récit suit la vie de John Sims (James Murray), né un 4 juillet, de sa jeunesse jusqu’à l’âge adulte. Ayant perdu son père à 12 ans, il vivra sa vie selon les enseignements de celui-ci, lui qui a toujours cru que son fils était promis à un brillant avenir. À 21 ans, John quitte pour New York dans l’espoir de devenir quelqu’un d’important, et ainsi ressortir du lot (« Stand out from the crowd »).
John se trouve un emploi en tant que vendeur d’assurances dans un bureau fade de Manhattan, et l’un de ses collègues lui présente éventuellement Mary (Eleanor Boardman). Comme plusieurs personnes avant lui, John la demande en mariage dès leur première rencontre à Coney Island. Toutefois, on sent que leur relation sera difficile, et le reste du film se concentre sur leur adversité, passant de la naissance de leur fils jusqu’aux problèmes d’emploi de John.
The Crowd est le type de film dont l’histoire entourant sa création est presque aussi intéressante que le film en lui-même. Pour l’époque, c’est en quelque sorte un film expérimental que proposait Vidor. Fort du succès de The Big Parade, il reçoit le financement nécessaire au film de la part de MGM en s’engageant à long terme à réaliser les futurs projets commerciaux du studio. En contrepartie, le réalisateur obtient une grande liberté créative sur le projet. Vidor souhaitait faire un film novateur tant dans son histoire, son jeu ainsi que sa signature visuelle, éléments qu’on considère accomplis sur tous les points (et qui expliquent sa nomination dans la seconde catégorie ‘Meilleur film’ des Oscars). S’inspirant de l’esthétisme typique de l’expressionnisme allemand, il forge un récit très ancré dans l’identité américaine des Roaring Twenties.
John est en quelque sorte l’archétype de l’Américain moyen. Habité par un optimisme indéniable, il fait face à la dure réalité et se rend compte que son accession au rêve américain sera particulièrement ardue. Vidor choisit l’inconnu James Murray comme acteur principal, car il voulait un acteur anonyme, qui ne possède aucun trait caractéristique (la vie de Murray ressemblera d’ailleurs tristement à celle de son personnage, lui qui finira suicidaire et alcoolique). Le couple qu’il forme avec Mary, jouée par Eleanor Boardman (la femme de Vidor) est comme bien des couples moyens. Problèmes financiers, adultère, patriarcat et dédain de la belle-famille sont au rendez-vous, et l’amour s’estompe peu à peu pour laisser place à la désillusion.
On pourrait dire que The Crowd innove (à l’époque) parce qu’il ne présente pas une vision romancée, glamour de la vie, comme le faisaient la plupart des films hollywoodiens de son temps. Il est tellement banal qu’on attribue souvent au film le fait d’être le premier à montrer une toilette au cinéma, au grand dam du producteur Louis B. Mayer, qui détestait ardemment le produit final. À travers toute cette banalité, toutefois, The Crowd brille par la façon dont il est tourné. S’il est évident que l’influence des Allemands F.W. Murnau et Fritz Lang est palpable, le rendu visuel est sublime, tant dans les décors que la direction photo et le montage. On s’émerveille littéralement devant l’ingéniosité de plusieurs plans et de la représentation de la Grosse Pomme (et de ses foules) que fait Vidor. Pas étonnant qu’on ait voulu y rendre hommage dans de nombreux films, dont The Apartment, qui propose certaines thématiques similaires, par ailleurs.
Je dois admettre qu’il faut avoir fait un peu de recherche sur le film pour pleinement tirer profit de ce que The Crowd a à offrir. Très banal visionné aujourd’hui, il est important de le remettre en contexte pour saisir son caractère innovant. On peut certes apprécier son visuel stylé, mais c’est véritablement sa représentation de l’optimisme américain des années 1920 (qui frappera toutefois un mur en 1929 comme on le sait) qui constitue sa véritable force. Malgré tout, certains pourraient trouver son histoire trop simple, et il est vrai que par moments le récit traîne en longueur. Il est tout de même l’un des films marquants des années 1920 que tout cinéphile devrait avoir vu au moins une fois dans sa vie.
Fait partie des 1001 films à voir avant de mourir.