Sydney (Hard Eight)
Dès les premiers instants de Sydney (officiellement nommé Hard Eight), on sait que l’on se retrouve devant un film criminel non conventionnel. Il s’ouvre sur un homme appelé Syd (Philip Baker Hall) qui s’approche d’un homme d’apparence démuni, assis près de l’entrée d’un diner. Cet homme, c’est John (John C. Reilly), qui a tout perdu après avoir joué son argent à Las Vegas dans l’espoir d’amasser 6 000$ pour pouvoir enterrer convenablement sa mère. Syd invite John à prendre un café, et décide de lui venir en aide en lui montrant quelques arnaques qui lui permettent de gagner de l’argent dans les casinos. Il se développe alors entre eux une relation « père-fils » qui perdurera pendant plusieurs années.
Deux ans après leur rencontre, on les retrouve à Reno, où ils poursuivent leurs arnaques de petite envergure. Ils sont maintenant des habitués de l’endroit et fraternisent avec les employés de l’un des casinos, dont Clementine (Gwyneth Paltrow), une jeune serveuse qui peine à joindre les deux bouts. Comme il l’a fait autrefois, Syd voudra venir en aide à Clementine, mais elle et John s’enfonceront dans une situation des plus particulières qui viendra changer leur dynamique.
Les habitués du réalisateur Paul Thomas Anderson savent qu’il forge souvent des récits qui mettent de l’avant des personnages brisés, détruits. Davantage préoccupé par ceux-ci que par l’intrigue, Anderson construit des films qui donnent l’occasion à sa distribution de briller. Sydney n’y fait pas exception, bien que le contexte laisse d’abord présager une histoire typique de gangsters. Après les dix premières minutes, toutefois, on se rend bien compte qu’on est loin d’un Ocean’s Eleven ou d’un Casino. Syd est le type de personnage dont on ne connait rien, mais qui est toujours en plein contrôle de ses moyens. Posé, il déteste la vulgarité et les gestes impulsifs. À l’opposé, John est bonace et désemparé, et donne l’impression de ne jamais savoir faire face à l’adversité sans l’aide de Syd. Hall et Reilly livrent ici de très bonnes performances, eux que l’on retrouvera dans les projets subséquents d’Anderson, par ailleurs. Ensemble, ils forment un duo des plus incongrus, auquel se joindra Clementine, dont la personnalité est en plusieurs points similaire à celle de John. Cette serveuse, prostituée à ses heures, est incarnée à merveille par une jeune Paltrow très touchante. Même la distribution secondaire, qui inclut Samuel L. Jackson et Philip Seymour Hoffman, est à point, tellement qu’on aurait souhaité davantage de scènes avec eux.
Pour un premier essai, Sydney est très réussi. Toutefois, on sent plusieurs problèmes de rythme, fort probablement attribuables au studio qui a grandement compromis la vision d’Anderson. La version du réalisateur était d’environ 2 h 30 à l’origine, mais on a demandé à ce que de nombreuses coupures soient apportées, ce qui a réduit la durée de près d’une heure. On sait aujourd’hui qu’Anderson aime faire de longs films épiques, et il faut admettre que Sydney aurait grandement bénéficié de cette même approche pour être à la hauteur de ses ambitions. Le montage serré et brouillon (surtout vers la fin) qu’on nous livre finalement fait en sorte qu’on prend beaucoup de temps à élaborer des personnages, mais on précipite l’élément déclencheur du récit, pour une finale qui nous laisse sur notre faim. En fait, on se préoccupe très peu du dernier acte du film (où on en apprend plus sur les motivations de Syd), qu’on sent accessoire au récit. D’autres enjeux sont survenus entre Anderson et le studio, notamment quant au titre du film (qu’on a changé car l’auditoire aurait pu croire à tort que Sydney se déroule en Australie) et sur la lentille à utiliser (Anderson souhaitait une lentille anamorphique mais a dû opter pour du Super 35 sphérique), et depuis la sortie du film le réalisateur n’a que rarement mentionné le film, sans toutefois l’avoir totalement renié.
Tout du long, Sydney m’a fait penser à un Pulp Fiction dénué d’humour et de violence. Les personnages ont de l’attitude, les dialogues sont intelligents et la réalisation est excellente, alliant gros plans (avec une lentille très large) et beaux mouvements de caméra. L’influence est probable, mais on sent une plus grande sensibilité d’Anderson envers ses personnages, caractéristique de ses projets subséquents. Le film regorge également de beaux plans, simples mais esthétiques, qui témoignent de la vision précise du réalisateur. Dans tous ses films, il sait faire ressortir mieux que quiconque la beauté dans les objets du quotidien, pour notre plus grand plaisir visuel. Le mouvement de caméra est fluide, notamment dans l’une des scènes où Syd se promène dans un casino. La trame sonore est également très stylée et sied chaque situation à merveille.
On a vu bien pire comme premier film lorsqu’on observe la filmographie de quelques-uns des plus grands réalisateurs de l’histoire. Quelques éclairs de génie, parsemés ici et là, laissaient déjà présager à l’époque un style visuel et scénaristique novateur. Sydney est, je crois, un film qui a dû faire meilleure impression à sa sortie que de nos jours. Il demeure un bon divertissement très engageant, mais qui finit par nous décevoir par ses conclusions précipitées et fades. Le plus grand fait d’armes d’Anderson aura été de s’entourer d’une excellente distribution, élément qui fera la force de tous ses prochains projets.