Le salaire de la peur
Très peu de films parviennent à nous tenir sur le bout de notre siège en créant des situations des situations stressantes. Uncut Gems est parvenu à le faire dans sa finale à nous faire grisonner, Speed aura eu le même effet auprès d’un auditoire des années 1990, et Duel, le tout premier film de Steven Spielberg, a su nous donner des sueurs froides. Mais je crois que la palme des films les plus stressants de l’histoire du cinéma revient à Le salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot. Le film, qui a relancé la carrière du réalisateur français au début des années 1950, est si bien construit qu’on croirait qu’il a été fait récemment, si ce n’était du noir et blanc de son visuel et du jeune Yves Montand qui en est la tête d’affiche. Ce récit intemporel fait sa marque auprès de son auditoire encore aujourd’hui et s’impose dans la catégorie des films de suspense.
L’histoire suit principalement les français Mario (Montand) et Jo (Charles Vanel), l’allemand Bimba (Peter van Eyck) et l’Italien Luigi (Folco Lulli), qui sont tous pris dans un village désertique de l’Amérique du Sud. Leur seule porte de sortie pour retourner en Europe est l’avion, mais ils n’ont tous pas assez d’argent pour se payer un billet de retour. Il y a très peu de possibilité d’emploi, si ce n’est de la Southern Oil Company, une entreprise pétrolière américaine. Ces quatre protagonistes ont une personnalité caractéristique. Mario est un playboy sarcastique, Jo est un ex-gangster qui s’est retrouvé par mégarde dans le village sans le sou, Bimba est un homme silencieux dont les parents ont été tués par les Nazis et qui travaille à la mine de sel à proximité, et Luigi est un homme travaillant et jovial, mais qui vient tout juste d’apprendre qu’il est mourant.
Une opportunité se présente subitement à eux. Un feu éclate dans un puit de pétrole à 500 kilomètres du village, et la SOC souhaite embaucher quatre chauffeurs pour une mission impossible : parcourir le chemin accidenté entre le village et le puit avec un convoi de nitroglycérine hautement combustible. C’est donc une occasion en or pour les quatre hommes de faire un coup d’argent, mais c’est une entreprise qui pourrait s’avérer mortelle. Le reste du film retrace le parcours stressant des deux convois vers leur destination finale.
On ressent vite l’influence que le film a eu sur d’autres du genre (Speed, The Taking of Pelham 123, et d’une certaine façon Die Hard). Pour que le film soit bien réussi, on doit parvenir à créer des situations assez intéressantes et crédibles pour nous tenir investis, et surtout, dans ce cas-ci, trouver une façon originale de présenter deux fois les mêmes obstacles selon le convoi qui les traverse. En effet, les deux sont à quelques minutes d’intervalle, pour éviter que les deux disparaissent si l’un d’entre eux explose en cours de route. C’est le principal défi scénaristique, et c’est très bien réussi ici.
Les obstacles sont variés et tous intéressants. Il y a d’entrée de jeu une longue route accidentée qui nécessite qu’on la parcoure soit à plus de 40 miles à l’heure ou soit à moins de 6 miles à l’heure, pour éviter les soubresauts qui pourraient causer du mouvement dans les bidons de nitroglycérine (substance qui, dès qu’elle est moindrement agitée provoque une gigantesque explosion). Bien évidemment, les deux convois n’opteront pas pour la même tactique, ce qui occasionnera la première situation stressante du film. Il y a également cette courbe que l’on doit parcourir à flanc de montagne, et dont la seule façon de pouvoir la franchir consiste en se tenir sur une plateforme de bois moisi au-dessus d’un ravin. Ces deux exemples peuvent sembler anodins, mais le stress est accentué par les nombreux plan rapprochés, les effets sonores et la musique angoissante de Georges Auric. Clouzot semble en effet en plein contrôle de ses moyens, lui qui n’était pourtant connu à l’époque que pour ses films-noirs et ses films d’enquêtes policières. Il jongle adéquatement avec l’ampleur des situations, ce qui donne un film à la hauteur de ses ambitions.
L’une des raisons qui font du Salaire de la peur un succès est sa distribution judicieuse. Si Montand s’est imposé avec le temps comme l’un des meilleurs acteurs français, i n’en est ici qu’à son 6e film, et son premier comme acteur principal. Il interprète évidemment à perfection le playboy nonchalant, un rôle qui lui collera à la peau toute sa carrière. Charles Vanel a beaucoup plus d’expérience, et ça parait, car c’est assurément lui qui incarne le personnage le plus intéressant du film. Ce gangster froussard et lâche causera beaucoup de maux à Mario, et la chimie opère assurément entre eux deux. Van Eyck et Lulli sont également excellent dans des rôles de soutien pertinents. Véra Clouzot (la femme du réalisateur) joue quant à elle le seul personnage féminin, dans un petit rôle quand même marquant, mais très peu glorieux vu aujourd’hui.
Le salaire de la peur est un peu comme un petit miracle. Alors que la production a subi de nombreux contrecoups (Véra est tombée malade, Clouzot s’est cassé la cheville, les figurants ont fait une grève, les décors ont déteint en raison de pluies abondantes causant un dépassement des coûts de plus du double du montant envisagé, une censure auprès des distributeurs américains, etc.), le film a heureusement été très bien reçu par la critique et le public. Il a même, dit-on, donné un regain de vie aux films sous-titrés à l’international (on pourrait tisser un parallèle avec le récent Parasite à cet égard). Surtout, il aura permis de relancer brièvement la carrière de Clouzot, très important dans les années 1940 et dont le prochain film, Les diaboliques, sera un succès sans précédent. Brièvement, puisqu’il sera parmi les plus sévèrement critiqués par les tenants de la Nouvelle Vague française de la fin des années 1950, bien malgré lui.
Le film n’est pas exempt de défaut, toutefois. En fait, la principale critique qu’on pourrait lui adresser est la trop longue « introduction » du film, c’est-à-dire tout ce qui précède le départ des convois. On prend en effet beaucoup de temps pour bien présenter chacun des personnages, et pour donner une vie au village qui, avouons-le, n’est pas très pertinent à l’histoire. On met également beaucoup l’accent sur la compagnie américaine, et sur la façon dont ces compagnies ont implanté leur emprise auprès des pays d’Amérique latine (ce qui explique sa censure aux États-Unis). Toute cette contextualisation n’est pas si nécessaire au final, et vient casser le rythme d’entrée de jeu, rythme qui demeure toutefois soutenu après la première heure de visionnement.
Ces quelques éléments ne viennent toutefois pas ruiner le plaisir et le stress que l’on ressent dans Le salaire de la peur. C’est un film extrêmement efficace qui réussit tout ce qu’il tente d’exécuter. Clouzot démontre encore une fois son immense talent pour faire des films surprenants et, surtout, intemporels. On peut parfois avoir de la difficulté à s’identifier à un film plus vieux, mais ici on plonge totalement dans l’ambiance du film. C’est un film que tout cinéphile doit avoir vu au moins une fois, surtout ceux qui sont mordus de suspense!
Fait partie de la Collection Criterion (#36).
Fait partie des 1001 films à voir avant de mourir.