There Will Be Blood
I drink your milkshake.
Les amateurs du réalisateur et scénariste Paul Thomas Anderson pourraient de prime abord voir en There Will Be Blood l’apparence d’une rupture entre ses drames contemporains épiques auxquels il nous avait habitués auparavant et les films d’époque quasi biographiques qu’il forgera par la suite. Anderson propose ainsi en 2007 une sorte d’amalgame entre ces fresques de grande envergure que constituent Boogie Nights et Magnolia et le scénario plus circonscrit de Punch-Drunk Love. Plutôt que de se retrouver devant une myriade de protagonistes, There Will Be Blood ne s’intéresse véritablement qu’à un seul, Daniel Plainview (Daniel Day-Lewis), ce chercheur d’argent devenu magnat du pétrole et qui, tel un Charles Foster Kane, s’est enfoncé dans un puits sans fond de désillusions, d’isolement et de paranoïa, une fois le succès atteint.
Plainview nous est présenté de façon audacieuse dans une scène introductive sans dialogue d’une quinzaine de minutes où on le voit, seul, creuser et dynamiter une excavation, puis se blesser lorsqu’une explosion tourne mal. Cette brillante scène est capitale puisqu’elle met la table sur le personnage fascinant et effarant que nous suivrons au cours des deux heures suivantes. Il est un homme déterminé, têtu et solitaire, qui, comme plusieurs autres Américains avant lui, tente de faire fortune dans l’ouest américain, rempli de promesses. Ce travailleur assidu et méthodique est confiant en ses moyens et ne laisse aucune adversité l’empêcher d’atteindre ses objectifs, même lorsqu’il doit se hisser hors d’un trou très profond avec la jambe cassée. Day-Lewis démontre d’entrée de jeu le dévouement total qu’on lui connait envers son personnage, n’hésitant pas à se salir et à subir toutes les tortures physiques (et psychologiques) auxquelles il fera face. Nous y reviendrons plus tard.
On le retrouve plusieurs années plus tard, alors devenu un entrepreneur moyennement accompli, lorsqu’il tente de convaincre une communauté de faire affaire avec sa compagnie pour l’exploitation du pétrole de la région. Il leur promet richesse et développement social et affirme être un exploitant humain et familial, qui a à coeur le bien-être des citoyens. Si le contrat ne se concrétisera finalement pas, il obtient une nouvelle opportunité quand Paul Sunday (Paul Dano), qui espère gagner un peu d’argent, l’informe de la présence certaine d’un gisement sur sa terre familiale. Comptant damner le pion à ses compétiteurs, Plainview, « armé » de son fils adoptif H.W. (Dillon Freasier) part à la rencontre des Sunday dans l’intention d’acheter leur terrain, mais aussi tous ceux des habitants du village. Il devra cependant faire face à Eli (également joué par Dano), le frère jumeau de Paul, qui a l’intention de soutirer un maximum d’argent à l’entrepreneur pour construire son Église de la Troisième Révélation.
Ceux qui espèrent un film historique sur les débuts de l’exploitation pétrolière aux États-Unis ou un récit biographique typique seront assurément déçus de constater qu’on se détourne rapidement de ces facilités pour explorer la singularité de Plainview. Ce serait sous-estimer Paul Thomas Anderson, qui nous a prouvé à de nombreuses reprises par le passé que ce qui l’intéresse véritablement tient moins dans des histoires conventionnelles dirigées vers un grand public, et davantage dans l’exploration de protagonistes complexes et nuancés. Proposant (pour la première fois dans sa carrière) une adaptation (très libre) du roman Oil! d’Upton Sinclair, Anderson forge ici un homme des plus fascinants. Un personnage qu’on observe davantage anthropologiquement que de façon empathique, puisque Plainview est en effet ce magnat horrible qui déteste tout le monde sauf sa propre personne, mais qui possède assez de charisme pour camoufler derrière sa voix mielleuse et rauque ses véritables intentions. Bourré de confiance, on le suit dans sa quête vers la réussite, toujours avec ce goût amer qui accompagne les récits que le personnage principal manipule. On ne peut s’attacher émotionnellement envers lui (du moins de façon positive), mais on est également incapable d’en détourner le regard.
Beaucoup de crédit revient à l’interprétation inspirée (comme toujours) de Day-Lewis, qui porte le lourd fardeau de rendre justice à Plainview comme lui seul sait le faire. Le method actor par excellence d’Hollywood se dédie corps et âme en livrant une performance parfaite sur tous les plans. C’est véritablement une leçon de cinéma qu’il nous offre ici, tant physiquement que psychologiquement. Physiquement, d’abord, puisqu’en plus d’avoir trouvé cette voix caractéristique et hypnotisante (les admirateurs de l’acteur savent qu’il fait une priorité de créer cet aspect avant tout de ce qu’il considère être « l’empreinte digitale de l’âme » de ses personnages), il utilise tout son corps à bon escient pour transmettre des traits de personnalité complexes. Son physique élancé et fragile (il boite depuis son accident) ajoute à l’aspect menaçant qu’il dégage. Mais ce qui marque davantage est l’utilisation de ses mains, qui touchent aux objets et aux intervenants de la façon la plus possessive qui soit, ce qui ajoute au malaise constant qu’on ressent envers lui à savoir si ses intentions sont sincères ou malhonnêtes. On nous fait croire le premier à de nombreuses reprises, mais c’est inévitablement le second, que l’on présume tout du long, qui se concrétisera.
Plainview, qui se donne des apparences d’homme intègre, est en effet tout le contraire de ce qu’il dégage. On observe ce fait à plusieurs moments, d’abord dans sa relation avec H.W., ce fils dont il a reçu malgré lui la charge après que l’un de ses employés est décédé, et duquel il entend tirer profit au maximum. Avec lui à ses côtés, il se fait passer pour un homme qui place la famille au centre de ses priorités, mais on comprend rapidement qu’il a instrumentalisé son fils pour s’attirer la sympathie des personnes avec qui il compte faire affaire. Il se donne l’apparence d’un père aimant, et je crois que foncièrement Plainview souhaite du bien à H.W., mais il est incapable d’outrepasser son dédain apparent pour les humains et son constant isolement. Y a-t-il d’ailleurs un nom aussi impersonnel que H.W. à donner à un enfant? Je ne crois pas… Même quand son présumé demi-frère Henry (Kevin J. O’Connor) arrive subitement et qu’on sent finalement que Plainview, qui l’accepte comme tel sans trop se poser de questions, verra en lui son « Rosebud », il revient rapidement à ses habitudes méfiantes et craintives envers tout être humain qui soit.
La personnalité de Plainview est peut-être plus tangible lorsqu’elle est mise en confrontation avec celle d’Eli, ce pasteur en devenir aux ambitions quasi-sectaires. Dano (qui aurait dû se mériter une nomination aux Oscars pour sa performance inspirée) est un excellent antagoniste au récit, et j’aime particulièrement le fait qu’on entretienne le mystère à savoir si Eli et Paul sont deux personnages différents ou non. Eli tente toujours de tirer profit de Plainview, que ce soit en lui martelant à répétition qu’il doit respecter ses engagements pécuniers ou quand, finalement, il pourra le baptiser (avant que le tout se retourne contre lui dans une finale explosive et satisfaisante). Ce sont les deux seuls personnages auxquels on s’intéresse vraiment dans There Will Be Blood, et j’ai trouvé que c’était « reposant », ou du moins rafraîchissant, que de vraiment s’attarder à ces deux personnages seulement, par opposition à la dizaine d’autres au cœur de Boogie Nights et Magnolia. Reposant, certes, mais exigeant tout de même.
Je pourrais encore parler longtemps de Plainview, un personnage aux multiples facettes et sujet à de nombreuses discussions et essais cinématographiques et psychologiques. Très rarement un film épique comme celui-ci est aussi ancré dans ses protagonistes et aussi peu axé sur sa trame narrative, tout en demeurant captivant. Tout dans sa forme laisse pourtant croire à une production de grande ampleur, de sa direction photo sublime à son environnement qui fait miroiter par moments les westerns de John Huston. La lentille anamorphique d’Anderson, qui donnait une signature visuelle particulière à ses précédents projets, prend tout son sens ici dans le désert américain infini. Le réalisateur se fait plus subtil dans ses mouvements de caméra, mais rend justice à ses ambitions, notamment dans la fameuse scène où un puits de pétrole prend feu. On connaissait les talents scénaristiques d’Anderson, et There Will Be Blood nous démontre ses talents à la réalisation. Se séparant de son fidèle compositeur Jon Brion, c’est Jonny Greenwood (du groupe Radiohead) qui signe ici cette trame sonore angoissante, quoique plus discrète que celle des précédents films du réalisateur. Les deux collaboreront dans tous les projets subséquents d’Anderson, pour notre plus grand plaisir auditif.
L’un des plus grands cinéastes américains contemporains, Anderson troque ici cette contemporanéité qu’on lui connait pour un film d’époque, qui demeure toutefois bien ancré au 21e siècle. Abordant à nouveau la maladie mentale, ce projet laissera sa marque indélébile sur l’histoire du cinéma. Il mérite d’être visionné à de nombreuses reprises pour pleinement tirer profit de tout son symbolisme, mais aussi pour démystifier la personnalité complexe de Plainview. C’est le type de production à laquelle on réagira différemment à chaque visionnement, puisque tel ou tel aspect ne nous affectera pas de la même façon à 20 ans qu’à 40 ans. Je crois que j’ai encore besoin de temps (et de visionnements) pour décortiquer toutes ses facettes, puisque c’est un film qui reste avec nous plusieurs jours, semaines et mois suivant son visionnement. Très rares sont ces films, et il faut les chérir comme il se doit.
Fait partie des 1001 films à voir.
Fait partie du top 250 d’Alexandre (#73).