Tôkyô nagaremono (Tokyo Drifter)
Ce n’était peut-être pas une bonne idée de visionner Tokyo Drifter tout de suite après Branded to Kill, tel que le dictait notre projet des films Criterion. Après l’absurdité et l’excentricité du second, je m’attendais à un film similaire, d’autant plus que Tokyo Drifter est possiblement le film le plus connu de Seijun Suzuki. J’avais bien hâte de le regarder après le bonheur que j’ai eu dans son film précédent, et j’avoue avoir été particulièrement déçu par ce film. C’est loin d’être un mauvais film, au contraire, mais on dirait vraiment que ces deux projets sont rendus par des réalisateurs différents. Il aurait peut-être fallu les regarder en ordre chronologique plutôt qu’en ordre de numéro de Collection, mais le mal est déjà fait.
Commençons par le début, toutefois. Tokyo Drifter, c’est un film de yakuza (équivalent japonais de la mafia), beaucoup plus accessible que Branded to Kill. On y retrouve de l’absurde, certes, mais Tokyo est bien plus conventionnel, oserais-je dire traditionnel, que Branded. Il raconte l’histoire de Kurata (Ryûji Kita), un vieux chef des yakuzas, qui prend sa retraite et qui défait son organisation criminelle. Son fidèle homme de main, Tetsuya « Phoenix » Hondo (Tetsuya Watari), peine à apprécier la vie en dehors des yakuzas. Lorsqu’il refuse de se joindre à un groupe rival mené par Otsuka (Eimei Esumi), il se fait traquer par ses durs à cuire, puisqu’Otsuka tente d’obtenir le contrôle de l’ancien territoire de Kurata. Après quelques péripéties, ce dernier convainc Phoenix de devenir un drifter, un exilé en quelque sorte, pour sauver sa vie. Il ne sera toutefois jamais vraiment en sécurité, et la traque se poursuivra à l’extérieur de Tokyo.
Ce qui marque d’entrée de jeu dans Tokyo Drifter, c’est la couleur, ou plutôt le passage du noir et blanc de l’introduction à la couleur. Suzuki affirme d’ailleurs que ce choix exprime l’arrivée du Japon dans la modernité suite aux Jeux Olympiques de 1964 (dont le film officiel, réalisé par Kon Ichikawa, fait partie de la Collection Criterion). Rarement ai-je vu un film qui fait un si bon usage de la couleur et de la lumière. Ce n’est pas le premier film japonais en couleur, loin de là. Son usage était toutefois assez limité même dans les années 1960 en raison des coûts supplémentaires que cela impliquait. Suzuki allie à perfection les décors pop art et de cabaret aux couleurs éclatantes pour rendre un visuel unique au film. Chaque plan ou presque est digne d’une œuvre d’art.
Toutefois, j’avoue que le film m’a laissé sur ma faim quant à ses autres éléments, à commencer par son scénario. Peut-être n’étais-je pas assez concentré, mais j’ai rapidement perdu le fil conducteur du récit, possiblement en raison du trop grand nombre de personnages à retenir. Il est difficile de dissocier un personnage d’un autre, et pour un film qui repose essentiellement sur son scénario (contrairement à Branded to Kill), cela s’avère mortel. Si on manque un élément ou un nom, on se retrouve à faire du rattrapage tout au long du visionnement, ce qui nuit évidemment à l’expérience. Je ne remets pas totalement la faute sur le film, et je serais prêt à le revisionner pour confirmer mon opinion, mais le film manquait d’éléments accrocheurs pour nous tenir investi tout du long (malgré ses 82 minutes).
Comme je l’ai mentionné, mon appréciation a possiblement été affectée puisque je l’ai visionné tout de suite après Branded to Kill. Par contre, il me semble que Tokyo Drifter tombe à plat sur plusieurs points, à commencer par les personnages qui manquent tous cruellement de charisme. La performance des acteurs est adéquate, sans toutefois que l’un d’eux ressorte du lot. Les situations sont elles aussi assez ennuyantes, si ce n’est d’une scène qui fait un clin d’œil évident aux westerns américains. Toutes les scènes de fusillades sont assez génériques, et la finale, anti-climatique, m’a laissé sur ma faim.
Je sens que je ne rends pas justice à ce film, pourtant devenu culte auprès des amateurs de cinéma japonais. Soit il ne correspond pas à mes goûts en matière de cinéma, soit j’avais de trop grandes attentes après l’éclatant Branded to Kill. Je peux facilement comprendre l’attrait du public envers le film, mais il ne m’a malheureusement pas marqué autant que je l’aurais voulu. Il me donne toutefois envie de plonger plus profondément dans la filmographie de Suzuki, réalisateur dont le style me rappelle Samuel Fuller ou Quentin Tarantino (qui s’en est inspiré, visuellement). Suzuki déborde d’inventivité, et même un film moyen mais original est préférable à un bon film générique, du moins à mon avis. Ses films offrent un contraste évident aux autres productions japonaises de l’époque, et c’est là probablement le plus important apport de Tokyo Drifter au cinéma japonais.
Fait partie de la Collection Criterion (#39).